Allez, je vous propose un petit jeu sémantique : identifier une période à partir d’une liste de mots, car il suffit d’un champ lexical pour savoir à quel moment nous nous trouvons. Si je vous dis, par exemple, confinement, gestes barrières, masque FFP2, gel hydroalcoolique ou attestation de déplacement dérogatoire, évidemment, nous sommes face à l’épidémie de Covid. Les gens du passé ne connaissaient pas ces mots, mais ils maîtrisaient d’autres termes comme quarantaine, cordon sanitaire, ou encore vinaigre des quatre voleurs. L’épidémie de Covid, qui a marqué ce premier quart de siècle, a eu une conséquence inattendue : elle a redonné un regain de vigueur à l’histoire de la médecine et des questions sanitaires. Du travail pour les historiennes et historiens de la peste et de la vaccination.
En quarantaine dès le Moyen Âge
À partir du 14e siècle, les premières quarantaines ont lieu pour faire face aux ravages de l’épidémie de peste noire. En 1377, une première quarantaine a lieu sur l’île de Raguse, suivie de Marseille en 1383. À cette époque, les navires marchands sont rigoureusement contrôlés et subissent un contrôle sanitaire sur lequel revient l’historien Gilbert Buti : “Il existe déjà des mesures pour prévenir ce type de pandémie. La première étape est la vérification de l’état sanitaire du navire et de son équipage. À leur arrivée, chaque capitaine doit présenter un document appelé ‘patente’ à l’intendant sanitaire ou à la consigne. Ce document indique l’état de santé des derniers ports visités et précise s’il y a eu des décès suspects pendant le voyage, ceux-ci étant souvent des signes de contagion.”
Au 15e siècle, la pratique de la quarantaine devient plus courante avec la construction de lazarets – hôpitaux militaires – dans tout le pourtour méditerranéen. Venise, Toulon, Raguse et Marseille se couvrent de ces bâtiments austères permettant de contrôler les bateaux avant leur arrivée au port. La présentation de la patente peut entraîner une demande de quarantaine. Des structures sanitaires sont alors mises en place, appelées les “grandes infirmeries”, qui remplacent peu à peu les anciens lazarets. Ces infirmeries sont agrandies pour faire face à l’augmentation du trafic maritime. Pour effectuer les quarantaines, les passagers et passagères disposent de chambres, réfectoires et chapelles tandis que leurs marchandises sont stockées et aérées pour faire partir les miasmes. D’un port à l’autre, les quarantaines n’ont pas de durée fixe. Il arrive même parfois que certains équipages écourtent leur séjour.
Au 18e siècle, Marseille en plein cordon sanitaire
En 1720, le navire Grand-Saint-Antoine, venu de Smyrne, écourte sa quarantaine dans le lazaret de Marseille afin de vendre plus vite sa cargaison. Les étoffes infectées répandent rapidement le bubon de la peste dans la vieille ville. L’historien Frédéric Jacquin revient sur cet événement : “Aujourd’hui, on parlerait de scandale sanitaire, car ce bateau transportait des marchandises, notamment des étoffes, qui étaient probablement infestées de rats porteurs du bacille de la peste. Pendant la traversée, plusieurs matelots et voyageurs avaient probablement contracté la maladie. Lorsque le navire accoste à Marseille, il n’aurait jamais dû débarquer sur les côtes ni décharger ses marchandises aussi rapidement.”
En quelques mois, les cadavres augmentent et les habitants sont placés en quarantaine. Internés dans leur maison, ils sont séquestrés par le contrôle d’un garde à chaque porte. Au 18e siècle, Marseille dispose pourtant de structures censées la protéger contre ce genre de fléaux. “Cependant, en 1720, la ville est prise par surprise. La dernière grande épidémie de peste à Marseille remontait à 1649-1650, et les autorités ont eu du mal à réactiver des mesures qui, pourtant, étaient connues et efficaces”, poursuit Frédéric Jacquin.
Pour circuler, la possession d’un billet de santé est obligatoire sous peine de châtiments corporels. Face à la faiblesse du pouvoir municipal, le pouvoir royal prend en charge l’épidémie et met en place un cordon sanitaire en Provence. Dans la ville phocéenne, les pestiférés sont de plus en plus nombreux malgré les soins prodigués dans les hôpitaux. Les médecins de la peste, équipés de masque à bec et de gants, soignent les malades en leur incisant les bubons. Bien avant le gel hydroalcoolique, le vinaigre des quatre voleurs est aussi utilisé pour désinfecter certains objets.
Pas les vaccins ! Une défiance ancienne
Dès le 18e siècle, des médecins s’opposent à la pratique de l’inoculation qui consiste à prendre la variole d’un sujet malade pour la placer sur la peau du patient. “L’inoculation contre la variole est arrivée en Europe en 1721. Cependant, à cette époque, la compréhension du système immunitaire, qui est la base des vaccins modernes, n’est pas encore acquise. Au 18e siècle, la médecine est encore fondée sur la théorie humorale. C’est pourquoi on utilise des cocktails de plantes, souvent associées à des substances végétales, parfois animales. Ces remèdes sont censés combattre la maladie en réchauffant ou en refroidissant le corps, selon la nature de l’affection. Ces mélanges, couramment appelés ‘panacée’ dans le vocabulaire populaire, désignent justement ces concoctions de plantes censées restaurer l’équilibre de l’organisme”, détaille l’historien Laurent-Henri Vignaud.
Provenant de Constantinople et apportée par l’anglaise Lady Montagu, la pratique de l’innoculation est critiquée pour son origine féminine et exotique. En 1796, le médecin de campagne anglais Edward Jenner invente le vaccin. Nombreux sont les médecins à s’opposer à la vaccination car celle-ci polluerait le corps humain par l’introduction d’une humeur animale. De plus en plus politique, le débat prend un autre tournant à la fin du siècle. Lorsqu’il invente un vaccin contre la rage, Louis Pasteur reçoit des dizaines de lettres d’insultes l’accusant de massacrer des animaux pour ses pratiques de laboratoire payantes. Le débat contre le vaccin existe donc depuis son apparition, sans qu’il n’ait jamais vraiment pris fin.
Pour en savoir plus
Gilbert Buti est historien, professeur émérite d’histoire à l’université d’Aix-Marseille, chercheur à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, au sein du laboratoire TELEMME.
Publications :
- (co-écrit avec Danielle Trichaud-Buti) Rouge Cochenille. Histoire d’un insecte qui colora le monde. XVIe-XXIe siècle, CNRS Éditions, 2021
- Colère de Dieu, mémoire des hommes. La peste en Provence. 1720-2020, Éditions du Cerf, 2020
- (co-écrit avec Alain Cabantous) De Charybde en Scylla. Risques, périls et fortunes de mer, du XVIe siècle à nos jours, Belin 2018
Frédéric Jacquin est historien, docteur en histoire à l’université Paris-IV Sorbonne. Il est spécialiste de l’histoire des pestes sous l’Ancien Régime.
Publication :
- Marseille malade de la peste. 1720-1723, Presses universitaires de France, 2023
Laurent-Henri Vignaud est historien, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Bourgogne. Il est spécialiste de l’histoire des sciences.
Publications :
- Histoire des sciences et des techniques, XVIe-XVIIIe siècles, Armand Colin, 2020
- (co-écrit avec Françoise Salvadori) Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, Éditions Vendémiaire, 2019
Références sonores
Archives :
- Extrait de la fiction radiophonique Histoire de Marseille, Office national de radiodiffusion télévision française Marseille, 4 juin 1973
- Recette du vinaigre des quatre voleurs lue par Claude Mestra, “Les Chemins de la connaissance”, France Culture, 1972
- L’historien Pierre Chaunu, “Les historiens racontent”, France Culture, 1985
- Extrait du film Louis Pasteur, portrait d’un visionnaire, réalisé par Alain Brunard, 2011
- Simone Veil, ministre de la Santé, “Inter actualités”, France Inter, 6 juillet 1976
- Balade radiophonique sur Sisteron en temps de peste, “La Fabrique de l’histoire”, France Culture, 25 octobre 2018
Musiques :
- Chanson par les habitants de Marseille de 1720 contre le roi, “Histoires possibles et impossibles”, France Inter, 1er février 1998
- Chanson “Je ne suis pas bien portante” interprétée par Marie Laforêt en duo avec Jacqueline Maillan
- Générique : “Gendèr” par Makoto San, 2020